CHAPITRE I
L'Énigme
Yelin scrutait l’horizon
de son regard perçant. Il observait minutieusement le lointain à la recherche d’une
présence, d’un mouvement. Mais rien ne bougeait sur les terres que l’Elfe contemplait
dans la faible lumière du jour naissant. Cette contrée enserrée entre les chaînes
Kalerhón et l’Océan Ouvert n’était qu’un grand désert vert
et resplendissant où nulle âme ne s’aventurait.
Satisfait, il se retourna et rejoignit le groupe qui achevait de plier bagage. Il n’y avait pas
de bois dans les alentours, et aucun feu n’avait pu être fait pour les réchauffer en
cette fraîche matinée. Le so-leil, encore bas, restait obstinément caché derrière
les lourds nuages amoncelés depuis plusieurs jours. L’hiver commençait, et seule la
basse latitude où ils se trouvaient et la proximité de l’Océan leur valait
encore un peu de douceur.
Cela faisait deux jours qu’ils avaient quitté Mehrel. Après l’incident avec
Eldeflar, ils avaient rega-gné la cité en hâte pour le faire soigner, ignorant son
mal. Le garçon avait repris connaissance dans un lit, et ils étaient restés encore
une journée sans quitter la ville à attendre qu’il se remette tout à fait.
Eldeflar n’avait aucune séquelle physique et fut rapidement sur pied après un peu
de repos. Personne cependant ne put proposer d’explication sur ce qui était arrivé,
et le jeune garçon n’eut guère d’informations à partager. D’ailleurs,
il restait plutôt renfermé, s’isolant volontiers.
Pendant sa convalescence, Yamaar était retourné en forêt avec Anno et avait découvert
– confor-mément à ses espérances – que l’aura de la pierre révélait
celles des autres Ankani. Il avait ainsi pu déterminer l’existence d’une autre roche
au sud-est, et n’avait pas tardé à emmener ses compagnons dans cette direction, quittant
la cité aussi discrètement que possible dès qu’Eldeflar fut en état
de mon-ter à cheval. Il conduisait à présent le groupe dans la direction donnée
par l’Ankan sans savoir vrai-ment où ils seraient conduits.
Ils s’étaient ainsi aventurés dans le Couloir aux Pirates, bras de terre pris entre
l’océan et les graves reliefs des Kalerhón. Il n’y avait aucun chemin au milieu
de ces landes désertes, les transits marchands se faisant plus volontiers par voie marine entre
Héchob et Hauterive. C’est la raison pour laquelle s’étaient rapidement installés
toutes sortes de pirates sur les rivages de ce parcours. Ils attaquaient les marchands jusqu’à
ce que leurs cales soient pleines. Alors ils repartaient et se dispersaient jusqu’à une nouvelle
saison. Yamaar craignait d’ailleurs que leur route ne les mène vers un de ces repaires de
pi-rate. Mais il craignait surtout d’avoir attiré l’attention à Mehrel malgré
ses précautions, et d’être suivi.
C’est pourquoi Yelin surveillait leur route régulièrement, en lien avec Anno. Le groupe
était sur le point de reprendre la route après une nuit passée au milieu de nulle
part, et Orufis faisait les cent pas autour de sa monture pour se réchauffer en attendant le retour
des deux guetteurs. Fuíndis et Alméris retenaient les chevaux de tête, tandis qu’Odonar
achevait de fixer la toile qui leur servait à récolter l’eau de la rosée. Gunri
et Dogost échangeaient quelques paroles, immobiles et insensibles au froid.
Quant à Eldeflar, il restait à l’écart emmitouflé dans de chauds vêtements
qu’Orufis avait pris le temps d’acheter pour lui à Mehrel en remplacement de ceux qu’il
avait cédé à Ethiel. Il ne semblait cependant pas aussi sensible au froid qu’Orufis,
ce qui était une nouveauté, et restait exposé dans le léger vent qui soufflait
depuis le lever du soleil.
Si physiquement le garçon semblait avoir
repris toutes ses facultés, il restait émotionnellement plu-tôt troublé. Il
n’avait quasiment pas ouvert la bouche depuis deux jours, sinon pour répondre aux ques-tions
soucieuses qui lui étaient adressées ou pour communiquer selon le strict minimum nécessaire.
Yamaar affectait de ne pas s’en inquiéter, et Orufis attendait patiemment que cette atonie
passe.
Le jeune garçon demeurait plongé dans de profondes réflexions, et les rares instants
de vie qui animaient son visage étaient des regards prolongés vers le ciel, dans une attitude
pleine de question-nements ; regards presque résignés, mais à quoi ? C’était
là le vrai souci d’Orufis. Eldeflar se faisait distant et autonome, ce qui le surprenait
et le troublait.
Mais ce matin encore, il l’observa sans l’interroger, respectueux de sa solitude et de ses
états d’âmes. Il lui donnait encore un jour pour se reprendre, après quoi il
interviendrait pour ne pas le lais-ser livré à lui-même. Il ne laisserait pas la morosité
remplacer la vitalité qui avait jusqu’ici animé la volonté du garçon.
Yamaar se mit en selle, et ce fut le signal du départ. Le vieil homme regarda à son tour
vers Elde-flar, qui revenait tranquillement vers sa monture. Il observait lui aussi régulièrement
le garçon et atten-dait qu’il retrouve sa vigueur habituelle. Il avait diverses explications
concernant ce qui s’était passé et le phénomène qui avait relié
Eldeflar à l’Ankan, mais n’en faisait part à personne pour le moment. Il s’interrogeait
encore sur le rôle qu’avait pu jouer le pendentif d’Alseîgath, mais observait
avec gravité l’aura du garçon, car celle-ci se transformait.
Eldeflar ne parla pas plus ce jour que les autres. La marche fut peu agréable, mais ils trouvèrent
du bois sur la route et purent faire des réserves pour le soir. Celui-ci vint tôt d’ailleurs,
comme le ciel était resté sombre toute la journée. Ils purent profiter d’un
feu lumineux et chaleureux, et d’un repas plus agréable que les soirs précédents.
Yamaar cependant ne persista pas près du foyer et alla se réfugier de bonne heure sous la
tente, suivant de peu Fuíndis, qui avait ce réflexe chaque fois que la nuit ne se faisait
plus son amie. Les autres hésitaient à quitter la chaleur et la brillance du feu pour plonger
dans l’humide obscurité.
Mais Orufis en profita pour aller trouver le vieillard, après s’être assuré
qu’Eldeflar demeurait avec les autres.
– Yamaar, dites m’en plus ! demanda Orufis. À Mehrel, vous avez refusé de commenter
ce qui est ar-rivé à Eldeflar, et pourtant vous semblez avoir des explication à tout
ceci. Vous nous avez invités à ne pas nous inquiéter, mais à présent
je vois le comportement d’Eldeflar, et je suis soucieux. Dites-moi donc ce que vous savez !
– Et qu’est-ce qui vous alarme tant ? rétorqua le mage. Eldeflar est plus posé,
plus réfléchi, moins curieux qu’avant. Y a-t-il là de quoi être inquiet
?
– Oui. Ce changement soudain est inexplicable, et Eldeflar ne communique presque plus.
– C’est pourtant un cap par lequel passe tout enfant qui devient un homme. Ne vouliez-vous
pas juste-ment offrir à Eldeflar de devenir lui-même et de grandir ?
Orufis se trouva désemparé.
– Oui, certes.
Pendant un instant il ne sut plus ce qu’il pouvait demander au sage de Sévagil.
– Tout cela est-il donc normal ? reprit-il. Vous avez
bien vu ce qui s’est passé quand vous avez présenté l’Ankan.
– Je ne dis pas que c’est normal, répondit posément Yamaar, mais qu’il
n’y a pas de quoi s’alarmer. Or, vous êtes anxieux ! Et je ne pourrais pas vous dire
comment j’interprète ces choses tant que vous resterez troublés devant ce genre de
nouveautés. Vous n’accepteriez pas ce que j’aurais à dire. Com-mencez par découvrir
qu’Eldeflar a changé – et je crois que c’est en bien – et à l’apprécier
pour ce qu’il est en train de devenir. Puis revenez me voir, et je vous donnerai mon avis. Eldeflar
reste le charmant garçon que vous nous avez amené il y a deux mois. Je crois d’ailleurs
qu’il a besoin lui aussi de s’en souvenir ! Comportez-vous donc avec lui comme depuis toujours.
Leur discussion s’arrêta là ce soir, et Orufis quitta la tente de Yamaar. En regagnant
le feu, il croisa le regard inexpressif d’Eldeflar qui l’observait revenir vers eux. C’était
précisément ce regard, cette apparente absence d’implication qui inquiétait
Orufis et le mettait mal à l’aise. Cela le rendait incapa-ble de voir encore dans son compagnon
le jeune garçon d’autrefois. Ce soir là, il ne put se résoudre à lui
parler comme autrefois, mais il s’engagea à le faire dès le lendemain matin
[...]
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