LA GLOIRE DE L'EDÁNKAN
 
   
               

PROLOGUE

 


Les chevaux gravissaient péniblement la pente.
Cela faisait cinq jours qu’ils dévoraient les lieues devant eux, et l’écume à leurs lèvres témoignait des heures de galop qui leur avaient été infligées. Ils parvenaient à présent péniblement au sommet, les sabots buttant contre un sol à l’herbe rase, parfois dénudé et poussiéreux tel qu’il était ordinaire de le fouler dans les collines de l’Anharn-Menel.
Il n’y avait pourtant plus aucun sentier pour conduire quiconque au-delà de ces éminences qui dominaient la gigantesque forêt des Cimes. Mais six chevaux à peine perceptibles, dispersés dans la pénombre du petit matin, achevaient lentement l’ascension du monticule.
Un premier cheval parvint enfin à sa cime. C’était une grande et puissante bête à la robe d'un noir splendide rendu brillant par la sueur. Un bel animal gris, qui n'avait rien à envier au premier en force et en beauté, le rejoignit aussitôt. À l’ordre infligé par les rênes, les deux montures s’arrêtèrent sur le sommet, s’offrant un répit salutaire.
Les deux cavaliers restèrent silencieux et immobiles pour attendre leurs compagnons. Ils portaient le même étrange manteau presque noir, lourd et ample, qui flottait sur l'arrière de leur monture. Une large capuche retombait sur leurs visages, noyés dans leur ombre. Ils demeurèrent ainsi sans dire un mot au sommet de la colline d’Amhor, en pays de Dhúrn, et leurs silhouettes se découpant vaguement dans un ciel encore sombre parurent comme deux statues fantastiques et inquiétantes.
Un troisième cavalier les rejoignit dans le même silence, puis un autre, et enfin les six furent réunis sur le sommet.
Ils marquèrent tous la même halte, paisible, pour contempler le ciel. La faible lumière le faisait se fondre encore dans les brumes qui inondaient les vallons que ces hommes surplombaient. Le soleil n'avait pas fait son apparition et l'obscurité qui errait encore à l'Ouest, dans les sombres masses nuageuses qui s’élèveraient bientôt, accentuait le sentiment de paix tout en semblant envelopper les silhouettes d’un manteau déjà fuyant. Ils étaient six cavaliers, immobiles sous la semi-obscurité céleste, l’esprit comme temporairement serein.

Doucement, les capuches se tournèrent vers l’est.
Une immense forêt, véritable océan de feuillages aux vagues inégales, se déployait sous leur regard en contrebas. On n'en apercevait d'autres limites que celles qui s'étendaient de part et d'autre de la hauteur où les cavaliers se tenaient. Elle semblait engloutir tout le reste du monde et se perdait à l'horizon dans les brumes lointaines du lever du jour.
Le cheval gris s’avança pour prendre la tête, et son cavalier poussa un léger cri accompagné d'une sèche talonnade. L’animal s'élança au galop dans la pente qui tombait au bord de la forêt, aussitôt poursuivi par les autres montures.
Il ne resta plus sur le sommet qu'un léger nuage de poussières en suspens. Nulle trace ne subsisterait du passage des cavaliers. Quelques instants s’y étaient pourtant tenus les hommes qui auraient pu faire tourner la main courroucée du destin, lequel étendait lentement son ombre au-dessus des Royaumes Illuminés. Déjà, on rapportait que les ténèbres s’amoncelaient au grand orient, débordant sur l’océan, et on y distinguait la volonté toujours plus menaçante qui se préparait à saisir sous sa souveraineté tout le plain-continent.
Pourtant, rien de ce que ses habitants nomment destin n’était intangible ni hors de portée de l’action d’hommes téméraires.

Ces hommes-là étaient en chemin, ignorants pourtant de la hâte avec laquelle le manteau usé de l’échec allait bientôt les recouvrir !


 

 

 

 


 

CHAPITRE I

Au domaine de Guervin

 

 

 

 

   Les brumes matinales s’élevèrent en même temps que s’éclaircissait plus résolument le ciel. Il était fréquent qu’elles soient épaisses en ces vallons de région montagneuse, et un voyageur arrivant sur un des petits sommets arrondis qui surplombaient Déthil aurait vu l’extraordinaire spectacle d’une cité enfermée dans un nuage blanc, et dont n’émergeaient que les trois hautes tours rondes de son château.
Mais le soleil allait reprendre suzeraineté sur le jour, et les brumes froides, soumises, se dispersèrent avant même que les rayons de l’astre ne les transpercent jusqu’à les dissoudre. Elles remontèrent le long des flancs des collines et, libérant Déthil de leur emprise, rejoignirent rapidement les murailles du château de Guervin, bâti plus haut sur le sommet d’une colline escarpée. Les volutes blanchâtres glissèrent le long des courtines, obturant un moment toutes les ouvertures par lesquelles les veilleurs, chaudement enveloppés, ne lançaient que de rares regards. Aussitôt qu’elles furent passées, le ciel inonda de sa luminescence tout le château, et ceux qui dormaient sans volets se réveillèrent peu à peu.
Eldeflar était de ceux là. Il ouvrit les yeux, contraint par l’habitude d’un réveil à ces heures et par la douce lueur d’un ciel amical. Il se tourna, et vit l’autre côté du lit déjà vide, les couvertures laineuses rabattues correctement. Orufis sortait toujours plus tôt que lui.
Il se leva promptement et s'approcha du bac en coupe dans lequel il avait versé de l'eau la veille. Il se débarbouilla énergiquement le visage et l’eau fraîche eut le pouvoir de le réveiller convenablement. Il attrapa son médaillon posé sur la table puis revêtit rapidement son pourpoint sans manches et son hoqueton de serge avant de sortir de la chambre. Il courut dans le grand couloir dallé jusqu'à l’escalier qui descendait droit et raide au rez-de-chaussée, en dévala les marches, et déboucha dans la cour. La journée commençait, et il aurait sa part de travail.
Dehors, les hautes murailles qui cernaient le château l'empêchaient de voir l’horizon, mais la couleur rosée des nuages à l'est lui laissait supposer que le soleil s'apprêtait à émerger. Quelques soldats finissaient leurs rondes aux remparts tandis que d’autres s'apprêtaient à retourner au guet, remplaçant ceux qui avaient veillé toute la nuit. Leurs permutations animaient les étroits escaliers menant aux chemins de ronde. Le reste du château se réveillait rapidement, excepté le donjon qui ne remuait jamais avant que le soleil ne pénètre par les fenêtres jusqu’à l'intérieur des chambres.
Fidèle à son habitude, Eldeflar alla chercher de l'eau au puits, situé au centre de la cour. Il remplit les deux seilles posées contre le muret, en se gardant de la boue abondante à cet endroit, puis s’en fut vers les cuisines. En arrivant dans la maison chargé des deux seaux de bois, il croisa Basine, la cuisinière.
— Te voilà enfin ! s'exclama-t-elle. J'ai cru que je devrais encore y aller moi-même ! Allons, dépêche-toi un peu si tu veux avoir le temps de déjeuner !
— Tout va bien, répondit-il doucement. Vois le ciel, j'ai encore tout le temps.
— Toi, je veux bien le croire ! Mais pense donc à moi, répliqua-t-elle. Tu sais bien qu’il leur faut le déjeuner au réveil, à ceux-là, continua-t-elle en levant les yeux vers le donjon.
Eldeflar aimait bien Basine. Elle se plaignait toujours de tout faire elle-même, mais c'était qu'elle travaillait beaucoup au château et aimait qu'on reconnaisse ses efforts. Il l'aimait bien sûr aussi parce que c'était une excellente cuisinière. Elle préparait les repas, aidée par d’autres domestiques, pour tous les hommes en ce moment à l’œuvre au château ainsi que pour le seigneur Dafur, le maître des lieux, et les siens. Elle connaissait mille manières de préparer un plat, et une seule pour réussir sa spécialité, le veau aux pruneaux, dont ils ne se délectaient qu’aux jours de fête.
Eldeflar appréciait moins, en revanche, les gens du donjon, mis à part le seigneur de Guervin lui-même et son épouse. Pour ce qui était des enfants et cousins de tous âges, ils étaient pour la majorité d’entre eux arrogants et autoritaires, ou au mieux totalement indifférents envers les domestiques. Mais alors il se mêlait toujours à cette indifférence une pointe de mépris, peut-être involontaire mais tout à fait perceptible. Ils n’avaient de cesse de faire sentir leur pouvoir sur les gens du château et ne s’interrompaient dans cet exercice qu’en présence de leur oncle, seul maître en vérité.
Ryban, l'aîné de tous et neveu de Dafur de Guervin, était le plus mauvais d’entre eux. Agé de dix-neuf ans, sa mentalité moqueuse rappelait furieusement celle d'un enfant. Il savait l’art, toutefois, d’infliger de plus cruelles souffrances. Eldeflar l'évitait autant que possible.
Le seigneur Dafur avait en outre quatre enfants. Sa femme avait eu l’heureuse fortune de lui offrir un fils pour premier né. Il s’appelait Guérauld et avait presque l’âge de Ryban. Il s’intéressait surtout à son avenir au service du roi et cultivait en égale proportion l’intelligence et le talent martial. Après lui, Dafur n’avait pas eu d’autre fils, mais trois filles, nommées Oféale, Sinoppée et Mëalée. Les autres habitants du donjon étaient les neveux plus ou moins proches envoyés par leurs parents pour les faire profiter des bons enseignements et de l’entretien du Seigneur Dafur de Guervin, qui se faisait parrain de tous. Mais ils subissaient aussi en ces lieux la mauvaise influence de leur aîné, Ryban. Même les jeunes filles avaient pris goût à ses jeux railleurs. Et leurs moqueries, plus subtiles, blessaient d'autant plus.
Eldeflar se souviendrait toujours de l'accueil que ces jeunes gens lui avaient réservé lorsqu'il était arrivé ici, dix ans plus tôt. Ils s’étaient d’abord comportés envers lui comme envers un être qui a besoin d’être secouru, mais ce n’était que pour mieux le tromper ensuite et rire de sa naïveté. Son jeune âge, dès son arrivée, ne lui fut d’aucune protection. Les enfants n’ont entre eux aucune espèce de pitié. C’est là un sentiment réservé au supérieur qui contemple l’inférieur, à celui qui a conscience d’être mieux loti que son semblable. La compassion cependant peut être à leur portée, pourvu qu’ils se laissent émouvoir. Mais les enfants ne se connaissent supérieurs qu’après l’avoir vérifié, parfois cruellement.
Ils le tournaient donc en dérision à la moindre occasion ; sa confiance a priori en autrui le rendait extrêmement vulnérable. Un jour, il s’était par exemple trouvé envoyé à quérir des fagots de bois à une lieue du château. On lui avait donné prétexte qu’aucun autre serviteur ne pouvait le faire ce jour là, et qu’il rendrait un fameux service. Eldeflar avait cru que Ryban se comportait en ami, et y était allé, confiant. Mais ces fagots n’avaient jamais existé ! Et il ne pouvait couper du bois sans autorisation du seigneur. Le retour sous les rires de tous lui fut très pénible, puisqu’il fut semoncé pour avoir quitté le château dans le but d’échapper à ses tâches.
Tout en ruminant ces amers souvenirs, il avait passé la porte d’une grande pièce et allait pour s’attabler dans la salle de repas. Toutes les personnes actuellement en activité au château allaient bientôt s’y retrouver pour prendre leur déjeuner du matin. La voix d’Orufis fut la première à se faire entendre, discutant avec un collègue :
— Combien de jours selon toi ?
— Oh, je n’en suis pas encore à ce compte là ! répondit une autre voix. Mais deux semaines me semblent envisageables.
Orufis s'installa à côté d'Eldeflar.
— Salut El’ ! dit-il en lui donnant une tape dans le dos. Je t’ai encore eu ce matin. Tu ne m’as pas entendu !
— J’ai dû m’assommer dans mon sommeil, rétorqua Eldeflar en souriant pour se disculper.
Orufis veillait paternellement sur Eldeflar depuis qu’ils avaient fui le hameau où l’enfant avait vécu avec sa mère. Eldeflar était à présent sans parents et considérait cet homme comme son parrain. Orufis avait passé les trente ans et était devenu très utile au château. Habile de ses mains en tout exercice, il excellait néanmoins dans l’art de l’escrime, ce qu’il évitait de manifester, et tenait son âme ferme et sage. Il portait une veste brune en poils de chèvre, suffisamment résistante pour le protéger des légers accidents fréquents dans le travail du bois. Ses cheveux étaient sombres, et il les couvrait d’un petit chef rectangulaire sans hauteur, du même poil que celui de sa veste, qui servait à le protéger des sciures. Il le posa près de lui en s’attablant. Un rude gaillard au visage tanné l’accompagnait.
— De quoi parliez-vous ? demanda Eldeflar. De la fin du chantier ?
— Tout à fait ! répondit Altor. Nous en aurons bientôt fini.
D’autres hommes entrèrent à leur tour en parlant à voix forte, plaisantant ou spéculant sur la journée. La plupart étaient vêtus assez chaudement et ils se mirent plus à leur aise en s’approchant des tables.
— Pour le plus gros de l’ouvrage, en tout cas, rectifia Orufis. Après, ce sera davantage affaire de fignolage.
— Tant mieux ! fit Eldeflar avec satisfaction. Nous n’aurons plus tous ces troncs à transporter.
Orufis ne répondit rien, occupé à boire le lait qui venait d'être servi. Déjà une trentaine d’hommes s’étaient tous installés avec eux, sur le même banc ou à d’autres tables plus petites disposées non loin. Altor, assis en face d'Eldeflar, réagit à la place d’Orufis.
— Ne t’en fais pas, Eldeflar. Aussitôt cette charpente finie, tous ceux qui n'auront plus d’ouvrage devront prêter main forte au renforcement des courtines. Et crois-moi, en charriant les lourdes pierres nécessaires, tu regretteras les portions de tronc que tu amenais, assisté par des bras plus vigoureux que les tiens.
— Cesse de l'inquiéter Altor, fit Orufis en reposant son bol. Les remparts supplémentaires sont presque achevés eux aussi. Tout ce que tu auras à faire bientôt, dit-il au garçon, c'est de nous aider à parachever les tours. Et comme je l’ai dit, ce ne sera pas dure besogne.
— Ces tours m'intriguent, intervint Altor. L'intérieur est entièrement de bois, et Dafur prétend pourtant qu'elles résisteront aux flammes.
— Le bruit court qu’il fera appel à un Elfe, lança un homme deux chaises plus loin qui semblait avoir suivi leur discussion.
— Un Elfe !... s'exclama un autre en entrant dans la conversation. Ce lourdaud de Dafur connaît un Elfe ?!...
— Dafur de Guervin n'a rien d'un lourdaud, Lauthar, réagit Altor. Et il est ton seigneur, l'aurais-tu oublié?
— Et alors? Cela devrait-il donc m'impressionner ?
— Du moins cela devrait t’imposer le respect, et ta pitance ce matin aurait pu te fournir matière à reconnaissance. De plus, il a su bien prouver sa valeur et son mérite...
— Chouette de refrain ! l’interrompit Lauthar.
— Le jour où toi-même seras reconnu à tel honneur, reprit Altor, je te pousserai bien ce refrain. Mais je gage que d’ici là, j’aurai d’abord appris à chanter !
— Et même à jouer de la harpe à trente-huit cordes, fit un autre. Tu n’arrives pas à la cheville du seigneur Dafur, continua-t-il à l’attention de Lauthar. Tu es beau parleur, mais c’est peut-être bien là ta seule valeur.
Lauthar fut atteint par la moquerie, et se renfrogna, tandis que les autres manifestaient leurs réactions sur le sujet.
— Tiens donc ? Serais-tu jaloux, en fait ? demanda Altor en voyant le visage terni de Lauthar.
— Quand un homme trouve toute nourriture et logis de la main d’un autre, poursuivit un des bûcherons, il ne se permet pas de le critiquer ni de le jalouser !
— Je n'ai pas besoin de lui pour m'en sortir !... marmonna Lauthar.
— Ni moi ! intervint un autre, qui oeuvrait près des courtines avec Orufis et Altor.
Laissant la dispute se poursuivre, Eldeflar demanda à Orufis:
— On dit des Elfes qu’ils sont les plus belles gens que la terre ait porté.
— C’est vrai, mon garçon, répondit Altor à la place de son ami. C’est un peuple de beauté, tout entier habité par la grâce.
— En as-tu jamais connu ? demanda Lauthar avec nargue, revenant soudain à Altor.
Celui-ci répondit sans perdre patience.
— Non, je l’avoue, mais j’ai parmi mes amis des hommes qui en ont rencontré. Et leurs descriptions m’ont laissé sans voix.
— Voici donc d’où viennent tes atrocités musicales ?! ne put s’empêcher de plaisanter un autre. Nous, on a encore nos oreilles !
— C’était la vérité, dans les temps antiques, répondit enfin Orufis à Eldeflar. Du moins est-ce ainsi que les récits anciens en parlent. Mais il en est autrement aujourd’hui. Les Elfes ont perdu beaucoup de leur grâce, et certains de chez nous peuvent rivaliser en beauté avec les leurs, à ce qu’on prétend. Leur peuple, à force de fréquenter les Hommes, s’est dégradé.
— Ceci n’est pas conforme à la vérité, dit un ancien, prenant la parole.
Il avait pour nom Sarquifé, et malgré son âge avancé faisait montre d’une vigueur et d’un savoir-faire particulièrement propices. Il avait été guerrier autrefois, à ce qu’il racontait, et prétendait même avoir servi sous les bannières de la maison d’Amhost, regardée comme sous la protection des Elfes d’Aïrenor.
— Les Elfes ne fréquentent plus guère les hommes depuis que certains d’entre eux se sont dévoyés dans leur sillage, reprit-il. Vous ne verrez en effet plus d’Elfes tels qu’ils étaient dans les temps antiques, en cela Orufis dit vrai ! Mais ils sont bien vivants pourtant, tout emplis de grâce, et leur science jamais ne s’est pervertie.

[...]

Extrait 2 >

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