CHAPITRE
I
L'Énigme
Ménor
dressa l’oreille, les sens en alerte !
Voilà deux fois qu’il croyait entendre des bruits de pas
étouffés dans l’herbe autour d’eux ! Il se
leva discrètement et quitta la lumière du foyer pour
s’enfoncer dans les ténèbres qui les entouraient.
Il explora les alentours, la main sur la garde de son épée,
puis se tint debout, en silence dans la nuit, retenant sa respiration.
Pourrait-il percevoir le souffle d’un ennemi, tapi tout proche
? Mais qui aurait pu les suivre jusqu’ici ?
Cela faisait deux jours qu’ils marchaient au milieu de nulle part,
sur un bras de terre pris entre l’océan et les lourds reliefs
du Kalerhón. L’endroit n’était qu’un
grand désert vert et resplendissant où nulle âme
ne s’aventurait. Le pays et sa côte étaient abandonnés
aux pirates, qui avaient trouvé là un terrain favorable
pour leurs excursions et leurs pillages, et un refuge dans ces terres
où personne ne circulait. Aucune route en effet ne traversait
ces landes désertes, les transits marchands se faisant plus volontiers
par voie maritime entre Hauterive et Héchob – d’où
l’aubaine pour tous les pirates des deux océans ! Ils attaquaient
les marchands jusqu’à ce que leurs cales soient pleines,
puis se dispersaient en attendant une nouvelle saison.
Scrutant tant bien que mal l’obscurité autour de lui, Ménor
ne ressentit aucune présence. Il fit encore un pas, patienta
un instant, puis haussa les épaules. Alors il regagna la lumière
orangée du feu qui avait agrémenté leur repas,
et se rassit parmi ses compagnons, sans donner d’explication.
Agenouillée près des braises, l’Elfe Fuíndis
recentra son attention sur la potion qu’elle achevait de faire
chauffer. Tout en surveillant son breuvage, elle observait régulièrement
Eldeflar qui était assis à l’écart.
Le garçon restait loin de la lumière du foyer, emmitouflé
dans de chauds vêtements qu’Orufis avait pris le temps de
lui acheter à Mehrel, en remplacement de ceux qu’il avait
cédés à Ethiel. L’hiver commençait,
et malgré la basse latitude où ils se trouvaient et la
proximité de l’Océan qui leur valait encore un peu
de douceur, les nuits étaient de plus en plus fraîches.
Eldeflar cependant n’y semblait pas aussi sensible qu’Orufis
– ce qui était une nouveauté. Il restait isolé
à courte distance, le regard perdu sur la terre sombre.
Il était resté inconscient moins d’une journée
à Mehrel, et était revenu à lui avant qu’aucun
soin ne lui soit apporté. Il lui avait fallu une autre journée
pour se remettre, mais il ne présentait aucune séquelle
physique et fut rapidement sur pied. Personne n’avait pu expliquer
ce qui était arrivé, et Eldeflar moins que quiconque.
Mais si physiquement le garçon semblait avoir repris toutes ses
facultés, il restait émotionnellement troublé.
Il n’avait quasiment pas ouvert la bouche depuis deux jours, sinon
pour répondre aux questions soucieuses qui lui étaient
adressées, ou pour communiquer selon le strict minimum nécessaire.
Il demeurait plongé dans de profondes réflexions, et les
rares instants de vie qui animaient son visage se finissaient en des
regards prolongés vers le ciel ; regards presque résignés,
mais à quoi ? C’était là le souci d’Orufis,
qui ne perdait pas Eldeflar des yeux. Le jeune homme se faisait manifestement
distant et indépendant, ce qui le surprenait et le troublait.
Fuíndis aussi avait fini par s’inquiéter, ce pour
quoi elle avait décidé de confectionner un remède
qui pourrait rendre à Eldeflar sa vitalité ordinaire.
Alméris s’était montré préoccupé
lui aussi, et avait assisté l’Elfe autant que possible.
Une bienveillance mutuelle s’était de fait installée
entre eux, une sympathie particulière non pas vive et joyeuse
comme chez les hommes, mais faite d’une amitié silencieuse
et nourrie de compréhension mutuelle, propre aux sages et à
ceux qui souffrent.
Quand le remède fut prêt, Fuíndis le porta jusqu’à
Eldeflar et s’agenouilla près de lui.
— Prends-ça ! ordonna-t-elle gentiment.
Eldeflar leva le regard vers elle, et observa le gobelet de terre cuite
dans lequel fumait la potion encore chaude. Il n’eut aucune résistance,
et obéit sans même donner le sentiment de savoir ce qu’il
faisait. Il prit le remède, et Fuíndis s’en alla
satisfaite. Mais le Mâyensis Yamaar eut un mouvement de tête
qui trahissait son sentiment. Depuis le réveil d’Eldeflar,
il refusait de porter intérêt à son état
singulier. Et Orufis ignorait s’il agissait par dédain
ou par assurance.
Le froid devint plus mordant, et Fuíndis quitta le foyer pour
retrouver l’abri des tentes. Yamaar ne tarda pas à suivre
son exemple, et Orufis en profita pour aller trouver le vieillard, après
s’être assuré qu’Eldeflar demeurait où
il était.
— Yamaar, dites-m’en plus ! fit-il, à peine entré
sous la toile. À Mehrel, vous avez refusé de commenter
ce qui est arrivé à Eldeflar, et vous nous avez invités
à ne pas nous inquiéter. À présent encore,
Eldeflar ne réagit pas normalement, et je vous vois dubitatif
devant ce que nous tentons pour le soigner. Dites-moi ce que vous savez
!
— Et qu’est-ce qui vous alarme tant ? rétorqua le
mage. Eldeflar est plus posé, plus réfléchi, moins
curieux qu’avant. Y a-t-il là de quoi être inquiet
?
— Oui. Ce changement soudain est inexplicable, et Eldeflar ne
communique presque plus.
— C’est pourtant un cap par lequel passe tout enfant qui
devient un homme. Ne vouliez-vous pas justement offrir à Eldeflar
de devenir lui-même et de grandir ?
Orufis se trouva désemparé devant cet argument.
— Oui, certes.
Un instant il ne vit plus ce que Yamaar pouvait faire pour lui.
— Tout cela est-il donc normal ? reprit-il. Vous avez bien vu
ce qui s’est passé quand vous avez présenté
l’Ankan.
— Je ne dis pas que c’est normal, répondit posément
Yamaar, mais qu’il n’y a pas de quoi s’alarmer. Or,
vous êtes anxieux ! Et je ne pourrais pas vous dire comment j’interprète
ces choses tant que vous resterez troublé devant ce genre de
nouveautés. Vous n’accepteriez pas ce que j’aurais
à dire. Commencez par découvrir qu’Eldeflar a changé
– et je crois que c’est en bien – et à l’apprécier
pour ce qu’il est en train de devenir. Puis revenez me voir, et
je vous donnerai mon avis. Eldeflar reste le charmant garçon
que vous nous avez amené il y a deux mois. Je crois d’ailleurs
qu’il a besoin lui aussi de s’en souvenir ! Comportez-vous
donc avec lui comme depuis toujours.
Leur discussion s’arrêta là ce soir, et Orufis quitta
la tente. En regagnant le feu, il croisa le regard inexpressif d’Eldeflar
qui l’observait déambuler. C’était précisément
ce regard, cette apparente absence d’implication qui inquiétait
Orufis et le mettait mal à l’aise. Il ne retrouvait plus
dans cette silhouette atone le jeune garçon d’autrefois.
Il le fixa un instant, puis détourna le regard. Il lui parlerait
un autre soir.
Mais la nuit fut salutaire
à Eldeflar. La potion de Fuíndis agissait en lui et il
ne parvint pas à s’endormir. Elle le revigorait tandis
qu’une lumière s’insinuait dans son âme troublée.
Il resta immobile, à fixer la toile de la tente au-dessus de
lui. Des images semblaient se dessiner dans l’obscurité,
et au milieu d’ombres étranges, il crut avoir la brève
vision d’une île qui s’éloignait ; une île
étrange couverte d’arbres gigantesques. Mais la vision
passa et en un instant il se sentit plus éveillé que jamais.
Il acquit soudainement une conscience suraiguë de tout ce qui l’entourait,
jusqu’à son propre corps.
Ce sursaut de conscience dépassait largement les bienfaits de
la potion de Fuíndis. Il put ressentir le moindre contact de
sa chair avec son environnement, l’air contre sa peau, la laine
qui l’enveloppait, le froid piquant contre son visage. Il perçut
le moindre battement de son cœur, eut conscience du sang circulant
dans ses veines, de toutes les racines de ses cheveux et de chaque os
de son corps. C’était comme si son cœur se remettait
à battre après trois jours de sommeil, comme s’il
revenait en son propre corps. Il eut un rire de plaisir, et découvrit
la chaleur voisine de ses amis, perçut leur souffle silencieux,
et la vibration de leur être. Alors il se contint, et se tourna
sur le côté. Il devina la forêt endormie à
l’extérieur, discerna la moindre brindille agitée
par le vent, et trouva finalement le sommeil, le sourire aux lèvres.
Au réveil, il surgit dans l’air frais du matin comme pour
profiter d’une magnifique journée, qui s’annonçait
pourtant aussi grise que les précédentes. Il aida à
la préparation du repas et au rangement du bivouac avec entrain,
et prépara la monture de Dogost comme il avait pris l’habitude
de le faire au début de leur périple.
Ménor le regardait faire avec perplexité.
— Le voilà redevenu lui-même ! murmura-t-il au passage
d’Orufis. Je me demande si ce n’était pas aussi bien
avant.
[...]
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