CHAPITRE
XXVI
Réjouissances
[...]
Mais
ce que tous prenaient pour un honneur, le pauvre chevalier le vivait
comme un ultime devoir, et la princesse eut assez pitié de lui
pour lui permettre de s’échapper, tandis qu’elle
profitait du nouveau pas de danse engagé par la musique pour
changer de cavalier en bondissant. Elle choisit cette fois le jeune
Léocavès, fraîchement anobli par ses soins, qui
se réjouissait de la musique sans prendre garde que la princesse
s’était approchée de lui avec son cavalier. Mais
elle ne resta pas assez longtemps dans ses bras pour que les langues
ne jasent, et elle passa de cavalier en cavalier au rythme de la saltarelle
jouée avec entrain, honorant ainsi tous les seigneurs, les barons
et les ducs venus lui prêter allégeance.
— Aurait-on jamais vu tel hommage de la part d’un roi ?
plaisanta un seigneur. Je vais finir par revenir sur mes positions,
et apprécier d’avoir remis ma fidélité entre
les mains d’une si gracieuse et habile suzeraine.
Il y eut des rires approbateurs, et l’assemblée se déploya
dans tout le palais et la nouvelle gigantesque salle pour danser et
se réjouir. Eldeflar regarda vers Athúnatar, et le vit
assis et accoudé sur une chaise qu’on avait apportée
pour lui, le front dans la main. Il observa l’orchestre installé
au plafond, les bulles lumineuses qui continuaient à danser parmi
les invités, et le palais transformé en gigantesque salle
de bal, et il se tint admiratif en même temps qu’inquiet
de voir le Mâyensis supporter le poids de tant de sorts à
la fois.
Quelques danseurs le bousculèrent soudain, le mur près
duquel il s’était s’abrité ayant disparu,
et il se réfugia auprès de l’estrade et du mage,
où le calme demeurait. Mais un domestique vint aussitôt
l’écarter, lui demandant de ne pas déranger le maître.
Athúnatar leva les yeux à ces mots, et reconnut le jeune
Eldeflar. Il l’interpella, contraignant le domestique à
le laisser passer.
— Ah, mon garçon ! Que dis-tu de tout cela ? N’est-ce
pas que l’on va en parler jusqu’à l’autre bout
du royaume, et pendant encore des années et des années
?!
— Jusqu’à l’autre bout du monde, où
l’on croira que ce n’est que fable ! répondit Eldeflar
en riant.
Athúnatar sourit.
— Oui, et l’on saura qu’une princesse règne
qui sait accueillir ses loyaux serviteurs comme aucun roi au monde.
Et elle sera aimée et respectée, et l’on accourra
du bout du monde pour venir la servir. Nos ennemis ne tiendront jamais
devant l’allégresse qui se propagera parmi nos sujets,
et ceux qui ont trahi se repentiront de servir l’Ombre et les
ténèbres, et ils viendront à nouveau mettre leurs
mains dans celles de la princesse.
— Mais comment pouvez-vous soutenir tant de sortilèges
?
— Je les prépare depuis longtemps, expliqua le mage. Depuis
que la princesse est revenue et que j’ai pu faire décider
cette fête, pour tout te dire. Cela ira pour moi, ne t’inquiète
pas.
Eldeflar fut sidéré de découvrir que la longue
préparation et anticipation d’un sort pouvait mener à
de tels résultats.
— Mais toi, que fais-tu là, à me parler ?! s’enquit
soudain Athúnatar. Je veux que tout le monde s’amuse. Il
ne faut pas qu’on puisse dire qu’un seul de nos hôtes
a oublié de se réjouir. Va, et danse, joue, chante, rassasie-toi
! Nous avons rassemblé ce qu’il fallait pour que cette
fête soit réussie pour tout le monde.
Eldeflar vit en effet que des tables étaient installées
près d’un des murs du palais, où des verres et des
bols étaient servis à ceux que la danse assoiffait. La
princesse à ce moment passa devant son regard, tournoyant avec
un jeune marquis excellent danseur qui l’accaparait depuis un
moment déjà. Mais la musique se fit plus douce, soulageant
la princesse.
— Je ne sais pas danser, répliqua Eldeflar. Mais je vais
m’efforcer de m’amuser, je ne voudrais pas gâcher
votre fête.
Il s’interrompit en continuant d’observer la jeune fille
qui se contentait à présent de pas lents et révérencieux
autour de son cavalier.
— Comment s’appelle la princesse ? Je n’ai nulle part
entendu son nom.
Athúnatar sourit, et répondit :
— Eh bien, va le lui demander. Je suis certain qu’elle appréciera
la simplicité de ta question, alors qu’on ne doit lui parler
que de mariage et d’alliance de noms ou de fiefs, à moins
qu’on ne l’épuise de question sur ses dernières
aventures. Va, et divertis-la de tous ces nobliaux.
Eldeflar s’en alla, davantage pour laisser Saán Athúnatar
tranquille que pour obéir à sa suggestion ou se divertir.
Il joua un moment avec une des bulles lumineuses qui s’approcha
de lui, et se retrouva au milieu de la carole qui avait été
improvisée entre gens de noblesse. Il s’écarta rapidement,
sous les rires d’un des jeunes hommes qui l’avait frôlé.
La danse opposait les hommes et leurs cavalières, qui échangeaient
leur place selon des pas et des mouvements de groupe de grande richesse
qui donnèrent envie à Eldeflar d’y participer. D’ailleurs,
il vit quelques gentilshommes qui s’efforçaient d’inviter
le jeune Léocavès à se joindre à eux, tandis
que se dernier se récriait en riant, avouant qu’il n’avait
jamais appris à danser.
— Eh bien tu apprendras ! Tu es des nôtres à présent,
et nous n’allons pas te laisser te morfondre seul en un jour pareil.
Allons !
Et convaincu par leur bonne humeur et leur légèreté,
le nouveau messire Léocavès accepta de se joindre à
eux. Eldeflar s’approcha du groupe, et hésita. On venait
de se moquer de sa tenue, jugée peu digne, et il craignit d’être
rejeté de la même manière.
— Qu’à cela ne tienne ! se dit-il.
Il s’éclipsa un instant derrière une des statues
de l’entrée, et motivé par le désir d’obéir
à l’ordre d’Athúnatar et de se joindre à
ces jeunes gens susceptibles de lui apprendre à danser, il réalisa
le sort que lui avait montré Athúnatar, et transforma
ses vêtements. Il se choisit quelques modèles dans la foule,
et se composa un habit tout à fait magnifique, s’ornant
même d’une coiffe à plume. Puis il rejoignit le
groupe de danseurs, s’excusant humblement de ne pas savoir danser
lui non plus, et appréciant de trouver de joyeuses gens prêtes
à l’aider à progresser en ce domaine.
Il fut accueilli avec honneur, et fut intégré à
la danse aux côtés de Léocavès. Ils s’exercèrent
en bout de ligne, dans le prolongement des danseurs qui se déplaçaient
avec grâce dans des mouvements experts. De jeunes gens firent
pour eux office de cavalière, le temps de leur apprentissage.
Mais Léocavès fit de rapides progrès, et ses nouveaux
compagnons trouvèrent rapidement une cavalière indulgente
à lui opposer.
Mais Eldeflar attisait leur curiosité, et ils l’interrogèrent
plus qu’ils ne lui enseignèrent la danse, étonnés
de voir un si jeune et si riche personnage, inconnu parmi eux. Eldeflar
mentit comme il put, avouant qu’il n’était pas du
pays, mais venait d’Allissie.
— Mais alors vous venez du Royaume d’Ofors s’exclama
un des jeunes hommes. Vous entendez les amis ! Le Royaume d’Ofors
est enfin informé de nos difficultés !
— Non ! rectifia Eldeflar aussitôt, conscient des dommages
que pourraient produire de tels espoirs. Je suis là en accompagnement
d’un seigneur d’Aïrenor. Mais le roi à Harpessonne
sera bientôt averti de votre situation, ajouta-t-il en songeant
au contact rétabli entre Athúnatar et la Haute Assemblée.
— Racontez-nous, invita alors un autre, le palais du roi Albérion
est-il plus magnifique que celui-ci ?
Eldeflar s’en tira tant bien que mal, imaginant que tout à
Harpessonne était plus somptueux encore qu’ici. Mais il
rendit honneur à l’aspect prodigieux de cette fête.
Il fut interrogé sur les modes qui avaient cour en Ofors, mais
on se rendit compte à son aspect qu’elles ne devaient guère
être différentes d’ici.
Les mouvements de la danse parfois les interrompait dans leurs échanges,
et Eldeflar en profitait pour diriger la discussion sur d’autres
sujets. Se souvenant de la demande d’Athúnatar, il demanda
notamment ce qu’ils pensaient tous de cette fête.
[...]
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